Chapitre #02 - 2024

Expertise

Trouver la bonne source.

Devenir la source.

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Guest Author : Julie Guesdon

Journaliste, Ex-France Inter, Secrétaire du Club de la Presse et de la Communication de Normandie

LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/julieguesdon/

Trouver la bonne source et vaincre ses biais.

En mai 2023, l'organisme de surveillance américain de l'information Newsguard alertait sur l'émergence de sites semblables à des sites d'information mais 100% alimentés grâce à l'intelligence artificielle. De nouvelles fermes de contenu, noyées de publicités programmatiques qui génèrent du trafic grâce à une stratégie agressive de référencement. Seulement, ce contenu généré est publié sans contrôle d'un éditeur sur sa véracité et sa fiabilité et laisse présager une pollution de l'information. C'est l'une des craintes qui accompagne la démocratisation de l'intelligence artificielle : comment, alors que l'on produit chaque jour toujours plus de contenu, faire le tri entre la désinformation et ce qui est fiable, documenté, sourcé ? Et comment sur un sujet donné, décider qui fait figure d'autorité ?

Une source n'est jamais fiable à 100%

"C'est quoi ta source ?" est devenue l'une des injections les plus classiques dans les conversations. Il existe plusieurs types de sources d'information, qui n'ont pas toutes la même valeur. En journalisme, on distingue :

Ces sources primaires peuvent être des données, des témoins oculaires, les personnes à l'origine d'un événement, en responsabilité. Elles donnent accès à l'information brute, avant toute interprétation, remise en contexte ou pondération. Mais elles entraînent aussi des biais, notamment pour le public qui va accorder davantage de poids à l'expérience vécue personnellement ou par un proche qu'à une moyenne fournie par une étude qui, empiriquement, ne se vérifie pas chez lui.

Les sources primaires peuvent être manipulées : les données peuvent être falsifiées ou leur récolte basée sur des biais conscients ou inconscients. Les témoins d'un événement peuvent mentir ou présenter l'information sous un prisme particulier pour servir leur objectif. Et les documents, qui ont longtemps servi de preuve incontestable, sont aujourd'hui facilement falsifiable, jusqu'aux deepfakes, ces éléments vidéos ou sonores à la qualité bluffante qui utilisent l'image et la voix d'une figure d'autorité tout en lui faisant tenir des propos que la personne n'a jamais tenus.

Ces risques de falsification des sources primaires donnent tout leur sens aux sources secondaires. À l'opposée des sources directes, les sources secondaires effectuent un travail de remise en contexte, de recoupement et d'agrégation de l'information et enfin d'analyse. C'est le cas du journalisme, mais aussi des services de l'État ou encore des experts. Si elles servent de manière assumée un but (vérifier et diffuser l'information pour devenir le média de référence d'un sous-ensemble de la population française, assurer le bon fonctionnement de l'État, préserver la sécurité, l'économie, la santé etc., vendre son livre ou renforcer sa crédibilité, son image publique…), ces sources secondaires ont l'avantage d'effectuer pour nous le tri de l'information. Mais il peut y avoir des biais liés à des enjeux personnels ou politiques, à des opinions. Est-ce que c'est grave ? Non, mais c'est bien de le comprendre et surtout de fournir les clés de lecture à notre public.

Quand le gouvernement décide le confinement de la population au début de l'épidémie de Covid-19, c'est lui qui possède les informations clés : la date exacte, les modalités, la durée… Il occupe alors le rôle de source primaire et son objectif est d'éviter un engorgement ingérable des systèmes de santé en limitant l'exposition. Il sait qu'il s'expose à des critiques de la population face à une certaine privation de libertés mais l'assume et l'argumente. Il fait figure d'autorité, il a la maîtrise de l'information et du calendrier.

En revanche, quand le gouvernement s'appuie sur un comité scientifique pour prendre une décision au regard de cette même épidémie, il devient alors source secondaire, voire tertiaire des données et des faits qu'il a obtenu d'experts et avance comme ayant conduit à cette décision. Il se peut que le gouvernement, pour répondre à des objectifs ou écarter des craintes, ne tienne pas compte de l'intégralité des recommandations du conseil scientifique. C'est là où nous, journalistes, devons confronter la communication du gouvernement aux faits rapportés par les membres du comité scientifique, voire les confronter aux décisions et leurs conséquences dans d'autres pays. On parle alors de croiser les sources pour offrir à nos lecteurs, auditeurs et téléspectateurs une meilleure compréhension de ce qui se joue.

Biais et uniformisation de l'information

En journalisme, nous avons nos propres biais, conscients et inconscients. À commencer par la ligne éditoriale. Souvent résumée en une phrase, c'est ce qui borde la manière dont on va traiter l'actualité et elle est souvent formulée pour répondre aux attentes d'une cible clairement définie. La ligne éditoriale de titres comme Le Figaro et L'Humanité sera très différente, même si les deux titres ont pour objectif de relayer l'information, car liée à leurs lectorats respectifs.

Nous avons aussi des biais dans la manière dont nous traitons l'information, dont nous la concevons d'emblée, peut-être parce que notre expérience empirique s'oppose à la réalité d'une situation, ou encore parce qu'on pose une question de la mauvaise manière. On parle d'orienter l'interlocuteur. Vous avez peut-être déjà, sur X ou sur Facebook, vu passer des appels à témoins très ciblés. Pour gagner du temps, on va filtrer les interlocuteurs pour n'aller que vers ceux qui correspondent à notre angle. Mais en faisant cela, on se coupe aussi d'une partie de la réalité car on ne donne pas la parole aux personnes qui n'ont pas exactement vécu ce que l'on cherche à illustrer. D'où l'intérêt, parfois, de recherches un peu plus larges ?

Nous avons aussi des biais induits par des questions de moyens. Avant ChatGPT, il y avait l'AFP. L'Agence France Presse est, comme son nom l'indique, une agence de presse. Son rôle n'est pas de fournir directement de l'information au public mais de fournir du contenu à d'autres médias qui vont pouvoir s'en emparer. Sa visibilité a explosé avec l'émergence des déclinaisons numériques des titres de presse et il est facile, dans les signatures des articles, de repérer des articles conçus sur la base de "dépêches" AFP, au style bien particulier.

extrait du fil AFP du mercredi 21 février 2024

Extrait du fil AFP du mercredi 21 février 2024

Si l'AFP et les journalistes qui y travaillent fournissent un contenu d'extrême qualité et permettent aux médias de pouvoir traiter de tous les sujets sans avoir à envoyer systématiquement une personne sur place, ils causent également une uniformisation de l'information. Le bâtonnage de dépêche, qui consiste à (ré)écrire un article de toutes pièces à partir du contenu disponible sur le fil AFP, permet à chaque rédaction d'assurer un certain volume de contenu, nécessaire au référencement. Mais en contrepartie, l'information y est traitée de manière sensiblement similaire, avec les mêmes interlocuteurs, les mêmes citations, à peu près partout. 

Cette information sensiblement similaire, on la retrouve aussi à travers les experts présents sur les plateaux TV. Difficile pour un journaliste d'avoir dans son carnet d'adresse un ou une spécialiste de la biodiversité, des politiques européennes en matière d'alimentation et d'agriculture, des derniers traitements contre le cancer, de géopolitique au Proche-Orient, des contre-pouvoirs russes ou des méthodes de pédagogie pour résoudre les problèmes de l'Éducation nationale. Alors, souvent, on regarde ce que font nos confrères, qui ils ont invité sur les plateaux TV ou dans les émissions de radio et l'on observe que certaines personnes, parce qu'elles ont sorties un livre, viennent de publier une étude ou avaient été invitées sur un sujet proche mais différent quelques semaines avant, font le tour des médias sans pour autant avoir la totalité des connaissances requises pour englober la totalité du sujet sur lequel ils sont invités à s'exprimer. Mais par manque de temps, certains médias peinent à rechercher d'autres points de vue et, in fine, viennent galvauder la notion même d'expertise.

Un éminent chirurgien aura forcément un socle de connaissances puissant sur l'ensemble de l'anatomie humaine. Cependant, un neurochirurgien n'aura pas les mêmes connaissances sur l'irrigation nerveuse d'un membre qu'un chirurgien de la main. Ou, pour éloigner encore les disciplines, on ne poserait pas les mêmes questions à un cancérologue et à un chirurgien plastique. Mais on le fait dans d'autres domaines dans lesquels on perçoit plus faiblement les importantes divergences de compétences qui peuvent exister.

"Personne apte à juger de quelque chose, connaisseur", selon la définition du Larousse, l'expert sera, a priori, plus fiable s'il est proche de l'information qu'il transmet. Sauf qu'en se basant sur une seule source d'information, l'expert ne peut délivrer un état des lieux, une compréhension complète d'une situation. Il doit pour ce faire croiser ses sources, ce qui implique d'aller étudier les propos ou le travail de plusieurs sources directes et de confronter les points de vue et la méthodologie.

Un professionnel qui considère que seul son travail fait foi doit susciter notre prudence, voire notre méfiance. C'est d'ailleurs la raison d'être des publications scientifiques reconnues (nous y reviendrons) : chaque étude scientifique est analysée par les membres de la revue qui observent la méthode, les résultats, les conclusions associées et assurent une vigie technique. En s'appuyant sur une rigueur méthodologique comme choix de publier ou non des travaux, ces revues deviennent garantes de la qualité des publications.

Comment identifier la véracité d'une source ?

C'est d'ailleurs un conseil général que je donne en milieu scolaire quand je réalise des ateliers d'éducation aux médias : après avoir regardé ce que dit un site ou un auteur sur lui-même (dans la section "à propos", dans les "mentions légales", les pages "qui sommes-nous"), on va rechercher ce que disent les autres du site ou de l'auteur en question. 

Un numéro de commission paritaire ou un site ressource régulièrement cité dans dans d'autres médias comme source d'information sont des indicateurs à prendre en compte pour estimer d'une certaine qualité de contenu et d'une démarche honnête. À l'inverse, si le site n'indique pas de dates de publication, d'auteur, ne renvoie pas vers des sources accessibles et consultables la plupart du temps et s'il ne fait jamais ou quasiment jamais l'objet de mentions dans des sites d'information grand public, il faut recouper l'information par nous-même. On peut même, dans certains cas, aller jusqu'à travailler en source ouverte (OSINT) sur les propriétaires de différents noms de domaines. Les sites parodiques sont souvent facilement identifiables, même s'ils ressemblent à s'y méprendre aux sites d'information, en allant faire un tour dans les pages cités dans le paragraphe précédent. Mais dans certains cas, il est possible d'identifier des sites, à l'apparence anodine qui, en réalité, sont pilotés par des structures connues pour leurs activités de désinformation.

Dans le cas des images qui circulent sur les réseaux sociaux, on essaye toujours de remonter à la source, à la personne qui a diffusé l'image en question. Recherche inversée sur Google et autres outils d'analyse de vidéo sont utiles mais ne suffisent pas toujours et le mieux est toujours de confronter le lanceur d'alerte en lui demandant plus de détails, plus d'images du lieu et des environs et de vérifier. Oui mais vérifier quoi ? La météo, les données disponibles sur Google Street View, d'autres personnes qui relaient la même information… Un jeu de piste fastidieux mais nécessaire auquel, probablement, on ne se prête pas encore assez.

Ne pas tomber dans le piège des titres

Enfin, méfions-nous de notre utilisation des moteurs de recherche et de la manière dont Google nous remonte l'information. Si on se contente de survoler les titres, on court un vrai risque de ne pas avoir compris correctement l'information et de, sur la base de ce que l'on croît être une source fiable, distribuer à notre tour des informations erronées.

"Saviez-vous qu'on n'a pas le droit de rouler à plus de 90km/h sur autoroute avec une remorque ?" avait lancé un soir un ami qui racontait pendant un dîner avoir été flashé par un radar automatique en rentrant de vacances deux jours plus tôt, mais n'avait pas encore reçu sa contravention. Ignorant cette information, et empruntant moi-aussi parfois les autoroutes avec un attelage, je tape sur Google "vitesse remorque autoroute". 

Les premières SERP vont dans son sens et, si on s'arrête aux quelques lignes reprises en description de chaque lien, j'ai très certainement honteusement franchi cette limitation chaque fois que j'ai emprunté l'autoroute en allant récupérer un meuble de seconde main ou autre objet volumineux.

Le descriptif proposé par mon moteur de recherche ne résume pas intégralement la situation mais affiche la portion de texte correspondant à ma requête, sans préciser qu'elle s'applique à un cas particulier.

C'est du moins la conclusion qu'en a tiré mon interlocuteur, qui, lui, n'a pas approfondi en cliquant sur les liens en questions. Notamment celui de l'article R413-8 du Code la route, pourtant suggéré en première page de Google, qui vient préciser que cette règle des 90 km/h concerne… les attelages au-delà d'un certain poids, une configuration à laquelle je n'ai de toute façon pas accès avec mon permis B et lui non plus.

Capture d'écran de la version en vigueur du texte de loi vers lequel m'a mené mon moteur de recherche.

Ma démarche, sur cette information, a été de remonter à la source de l'information, la source, ici, étant le texte officiel sur lequel s'appuient les fonctionnaires lorsqu'ils décident de me verbaliser. Et même, malgré ma profession et les réflexes que j'ai développés pour rechercher et remonter à la source, texte à l'appui, il m'a fallu batailler pendant une bonne demi-heure avant d'avoir gain de cause face à quelqu'un qui me maintenait que "sur Google, ça ne dit pas ça".

Infox

Quelques termes utilisés pour parler de fake news : infox, fausses nouvelles, informations fallacieuses.

Diffamation

La diffamation consiste à tenir des propos qui porte atteinte à l’honneur d’une personne morale ou d’une personne physique.

Calomnie

La calomnie est le fait de porter des propos mensongers qui blesse et porte atteinte à l’honneur d’une personne dans le but de discréditer quelqu’un.

AFP

L’Agence France Presse est une agence de presse internationale généraliste.

NDLR

Biais de confirmation

Le biais de confirmation consiste à tenir compte des avis qui vont déjà dans le sens de notre propre pensée.

SERP

Search Engine Results Page ou ce qui est affiché dans Google après avoir exécuté une recherche en ligne.

Cette information vient-elle d’un humain ou d’un robot ?

Le test de Turing, conceptualisé par Alan Turing en 1950 dans son ouvrage Computing Machinery and Intelligence, propose une méthode pour évaluer l'intelligence artificielle basée sur sa capacité à simuler une conversation humaine. Il implique qu'un individu engage des discussions à l'aveugle avec un ordinateur et un autre être humain. Si cet individu ne peut pas déterminer lequel de ses interlocuteurs est l'ordinateur, alors le logiciel de l'ordinateur est considéré comme ayant réussi le test. Ce processus repose sur l'idée que l'ordinateur et l'être humain chercheront à communiquer de manière à paraître humainement compréhensibles sur le plan sémantique.

NDLR

Auteur invité : Thomas Carmona.

Un nouveau test de Turing.

Donc oui !!! Je pense que le Dune de Villeneuve est incroyable !

Pfffffff.

Du vrai cinéma…

N’importe quoi !! Y’a que celui de Jodo qui aurait pu être au niveau de l’oeuvre !!

Hein !!

Ok, alors t’es sûr pour les chaînes ?

Bah évidemment !

Et tu sais si je peux les louer ?

Alors heu…

Le fait est que l’univers existe, que l’univers est en expansion, qu’il y a des miracles. Les prophéties, les révélations… qui font que les gens ont des preuves pour croire, mais la question, c’est est-ce que ces preuves là, on est dans le domaine de la preuve rationelle, ou dans le registre de la foi ? De la tradition, etc… Mais dans ce cas là, c’est pas la même chose… gregreg rez greaiopoze

C’EST UN HUMAIN !!

Mais… Tu l’as lu ?

Oui ! Et toi ?

Oui

… Il me semble que oui !

Ah top !! J’avais pas franchement envie de devoir dépenser je sais pas combien pour un truc que j’utilise une fois…

C’est genre 60 € la paire…

Je partage pas exactement la même démarche, je me qualifierai comme appartenant au courant rationaliste, et je qualifie plutôt mon interlocuteur comme appartenant au courant empiriste en fait, ce sont deux écoles très distinctes, l’une privilégie les connaissances scientifiques comme étant à l’origine de gre gg raegregjjen erg erghreh eahtreh

C’EST UN HUMAIN !!

Les scientifiques qui programment le test de Turing pour détecter l’origine de l’information ne sont pas convaincus.

Les évolutions du moteur de recherche Google vers une lutte contre la désinformation encouragent les éditeurs de contenus en ligne à particulièrement mettre en place les bonnes pratiques de sourcing.

Pour les éditeurs, l’enjeu est non seulement de produire un contenu fiable, pertinent et utile… mais aussi de mettre en place les codes et bonnes pratiques qui permettent aux utilisateurs et au moteur de recherche re reconnaître que leurs contenus sont valides. Un jeu de démonstrations par la mise en place de biographies d’auteurs ou encore de citations plus appuyées des sources sont dorénavant dans le spectre des optimisations pour le SEO (référencement naturel).

NDLR

Quality Raters Guidelines, Google, novembre 2023. Consulter la totalité du document.

Guest Author : Eva Belgherbi

Doctorante en histoire de l’art (Université de Poitiers - École du Louvre). 

Assurer une traçabilité des sources.

Je suis doctorante en histoire de l’art sans contrat, c’est-à-dire que j’ai entrepris depuis 2017 un parcours de doctorat qui n’est pas financé par l’université, sans recevoir de bourse de la part d’aucun organisme. Mon sujet de recherche est l’enseignement de la sculpture aux femmes, entre 1863 et 1914, en France et au Royaume-Uni. En tant que doctorante en sciences humaines, ce que je produis doit répondre à certaines exigences, dont celle de la citation des sources. Pour la faire courte, en écrivant ma thèse, ou dans le cas d’une publication d’un texte (s’il est accepté) dans une revue scientifique à comité de lecture ou fonctionnant sur le système des peer review (deux spécialistes évaluent votre article à l’aveugle, c’est un processus long, surtout utilisé da mais qui garantit le sérieux de la publication), je dois fournir des notes de bas de page et une bibliographie. Je réponds ainsi à des normes de référencement et de citation qui permet aux lecteurs et lectrices d’identifier mon travail comme scientifique, c’est-à-dire peut-être un peu chiant mais qui découle d’une expertise enrichie depuis maintenant quelques années, sur un sujet bien spécifique, parfois perçu par le public comme un sujet de niche. Alors qu’il s’agit juste d’une question d’honnêteté intellectuelle : non, on ne peut pas être spécialiste de tout, par exemple dans le domaine des études de genre appliquées à l’histoire de l’art, non on ne peut pas être spécialistes de toutes les femmes artistes de l’histoire de l’art.

En doctorat, mais tout au long de ma carrière de chercheuse, je dois me tenir à cette règle qui consiste à ne pas publier n’importe quoi sous n’importe quelle forme, et je dois toujours citer mes sources. C’est une sorte de contrat tacite passé avec le public, même si je ne suis pas financée par lui. Rendre visibles mes sources, indiquer où j’ai trouvé les informations est la garantie de la scientificité de mon travail car cela signifie que je ne sors pas des idées de mon chapeau et qu’on peut évaluer et porter un regard critique sur mes sources, une fonction qui revient à la communauté scientifique. Cela revient finalement à assurer la traçabilité de mes sources.

Des sources pour le futur

Concrètement, pour écrire ma thèse j’ai besoin de matière et d’informations qui peuvent se trouver dans les sources de première main. Ça englobe par exemple des archives de sculptrices de mon corpus, de la correspondance, des journaux intimes, des carnets de voyages. Ce sont des documents particulièrement difficiles à trouver pour ma période et mon sujet d’étude car bien souvent on – leurs descendants, leur famille, les musées – ne leur a pas donné de valeur. Ce qui pose la question de l’importance du genre dans la transmission et la conservation de ce archives. Car si l’on passe par la presse de l’époque, à ce titre Internet s’est révélé un formidable outil, pour l’accès aux sources, puisqu’on trouve des journaux et magazines numérisés sur Gallica et archive[.]org (accès gratuit) ou sur British Newspaper Archives (accès payant), etc. En dépouillant la presse par exemple, on constate que dès le XIXe siècle, des femmes artistes étaient présentes dans les journaux de l’époque et qu’elles étaient achetées par les musées, alors même qu’elles ne sont pas accrochées sur leurs cimaises aujourd’hui. 

Je me confronte aussi à des sources de seconde main, qui sont, en somme, des essais, des ouvrages scientifiques, écrits par d’autres chercheurs et chercheuses, sur le sujet sur lequel je mène mes recherches. Faire œuvre d’honnêteté intellectuelle c’est citer, quand on en a connaissance, à un moment donné, les personnes qui ont travaillé sur un sujet avant nous. Ainsi, s’assurer la traçabilité des sources, c’est aussi s’astreindre à un exercice d’humilité et s’insérer dans une chaîne de chercheurs et chercheuses. On se rend vite bien compte qu’on ne redécouvre pas l’eau chaude quand on commence à creuser son sujet, parce que d’autres sont passé·es par-là bien avant nous. Partir du principe que des artistes ont été « oubliées » et que personne n’a jamais écrit sur elle est une erreur. Elles ont pu faire l’objet de travaux universitaires, des mémoires souvent, qui n’ont pas été publiés ou sont consultables uniquement sur place dans certaines établissements. Parfois, les travaux sont mauvais, non sourcés eux-mêmes, mais il est alors nécessaire de les commenter, de les faire apparaitre pour porter une analyse critique de ces sources de seconde main.

On tombe aussi sur des problèmes de traduction. Dans mon cas, je sais que des chercheuses américaines - Tamar Garb et Paula J. Birnbaum par exemple - ont publié en anglais sur les XIXe et XXe siècles français, notamment sur des femmes artistes françaises, mais leurs ouvrages n’ont jamais été traduits en français. Cette absence de traduction est préjudiciable à l’accès à une pensée complexe de chercheuse, à des concepts, et réduits toujours davantage le partage des connaissance à une communauté de chercheurs et chercheuses, même si celle-ci comprend l’anglais.

Et puis il y a des textes particuliers où une source est très connue, a fait l’objet de plusieurs traductions à travers le temps, et a tellement été citée ou remoulinée pour qu’elle corresponde à plusieurs narrations, qu’on en perd le sens premier. C’est le cas de l’article de l’historienne de l’art américaine Linda Nochlin intitulé en français « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » publié en anglais en 1971, qui porte une réflexion sur les mécanismes d’invisibilisation d’artistes femmes dans l’écriture de l’histoire de l’art qui reposent notamment sur des stéréotypes de genre, les femmes n’étant pas perçues comme pouvant faire preuve de « génie ». Nochlin explique bien que l’un des problèmes de l’écriture de l’histoire de l’art est la célébration d’une réussite soi-disant individuelle, presque magique, alors même que la plupart des artistes qui percent bénéficient en réalité d’un capital social important et d’un fort réseau qui lui permet d’avoir des commandes et une médiatisation certaine. Ainsi tenter la réhabilitation d’un « génie féminin » qui serait propre aux femmes artistes, alors qu’à nouveau la notion de génie ne repose sur rien de tangible, montre une mécompréhension de ce texte pourtant cité à l’envi, de manière superficielle, par de nombreux textes de catalogue d’exposition ou d’articles dans des médias généralistes, encore en 2024.

Qui écrit sur quoi ?

Quand on aborde la question de la fiabilité des sources il est aussi nécessaire de garder une regard critique et d’aiguiser le spectre d’indices qui saura déterminer si une source est a priori bonne, ou vaut le coup d’être consultée dans le cadre d’un travail scientifique. Un des meilleurs reflexes – en tout cas c’est le mien – est de taper dans son mateur de recherche le nom de l’autrice ou de l’auteur si elle ou il nous est inconnu·e, et par exemple aller sur le site thèses[.]fr pour se renseigner sur la thèse que cette personne dit avoir soutenue. On remarquera au passage l’intérêt d’avoir, en tant que chercheur ou chercheuse, une identité numérique, une liste de publication en ligne, un site internet perso ou un blog scientifique afin d’être facilement identifiable par le public. Dans le domaine des femmes artistes, car cela commence à devenir un « domaine », une sorte de catégorie, que l’on retrouve sur les étagères des librairies et des rayons des boutiques de musées : « femmes artistes ». Des ouvrages souvent écrits par des non spécialistes, essaiment, et donnent à lire les mêmes textes non sourcés, destinés à un « grand public », vendent des récits assez simplistes et souvent erroné d’une « histoire de l’art des pionnières », des « grande héroïnes oubliées », « des badass empouvoirantes Frida, Berthe, Camille », etc., chez des éditeurs qui n’ont pas pour but de publier des textes scientifiques, et du moment que tout est très clair en terme d’intention : pourquoi pas. C’est du développement personnel et ça se vend très bien apparemment. Du moment qu’il n’y a pas de méprise sur la marchandise. Mais parfois il y a des mauvaises surprises.

Le domaine des femmes artistes, comme le féminisme, devient un véritable marché. Ainsi avec la capitalisation de ces savoirs, des personnes non spécialistes et non productrices de ces dits-savoirs s’approprient ces sujets « à la mode », et entretiennent le flou de la frontière qui sépare une publication scientifique d’une publication « mainstream ». C’est le cas de l’ouvrage sur les femmes artistes aux Beaux-arts, Les Suffragettes de l’art d’Anaïd Demir, publié à la fin de l’année 2023, aux éditions des Beaux-arts de Paris, soutenu par le ministère de la Culture, et qui a bénéficié du soutien financier de la Fondation LAccolade et de l’Association Orphée. Le véritable problème à mon sens est le fait que cette somme de 224 pages reçoive un soutien aussi institutionnel – dans une édition identifiée comme scientifique, en témoigne son catalogue – et une communication autour de la narration «  il s’agit du premier ouvrage sur ce sujet ». Il n’y a pas de bibliographie, de très rares notes de bas de page, et surtout il n’y a aucune citations de personnes ayant déjà travaillé sur le sujet des femmes artistes aux Beaux-arts alors que la chercheuse Marina Sauer publie en 1991 à ces mêmes éditions des Beaux-arts de Paris un livre intitulé L’entrée des femmes à l’École des beaux-arts, 1880-1923 qui se concentre certes sur une période restreinte mais demeure néanmoins une référence dans le domaine scientifique.

Nier son existence, invisibiliser les travaux des chercheuses qui ont travaillé ou travaillent actuellement sur ces sujets en ne les faisant pas figurer dans une bibliographie ou dans des notes de bas de pages, pour une publication avec autant d’aura scientifique est un véritable problème. C’est de la malhonnêteté éditoriale que j’associe volontiers à du pillage puisque nombreuses seront celles qui reconnaitront leurs travaux qui ont largement inspiré – c’est un euphémisme – cet ouvrage qui s’approprie ainsi ces recherches. Le pire étant que ce livre Les Suffragettes de l’art va devenir une source en elle-même puisqu’elle est légitimée par l’édition des Beaux-Arts de Paris, va figurer sur les rayonnages des bibliothèques de recherche, et va être cité dans des travaux d’étudiants et étudiantes, et qu’on va encore avoir l’impression de repartir de zéro. C’est dramatique. 

Au-delà de l’imposture des auteurs et autrices qui acceptent n’importe quelle commande, se pose aussi la question de la responsabilité des éditeurs, des musées, etc et donc de la légitimité que des structures au fort pouvoir symbolique apportent à des personnes qui ne sont pourtant pas spécialistes et entretiennent ce fameux flou entre une publication qui n’a pas vocation à être scientifique et une publication qui est scientifique. Sous couvert d’une envie d’avoir recours à une médiation culturelle plus accessible, on sacrifie les notes de bas de pages, les bibliographies et la citation des noms des chercheurs et chercheuses. Je le constate dans les stratégies de communication des musées et institutions culturelles qui font appel à des personnes ayant une forte audience sur Instagram, des « créateurs ou créatrices de contenu », une appellation que les intéressé·es préfèrent à « influenceurs » ou « influenceuses », même si à l’heure actuelle je m’interroge toujours sur le terme « création ».

Est-ce que le fait de réciter et pomper des fiches Wikipédia ou des travaux lus sans citer les auteurs et autrices, ou un dossier de presse fournissant les éléments de langage adéquats peut être qualifié de « création », j’en doute très personnellement, mais à nouveau chacun·e son métier. La communication en est un, à part, tout comme la recherche est une activité professionnelle, à part. A l’heure où l’on dénombre très peu de musées ayant mis en place une véritable collaboration entre chercheuses et institutions, notamment sur la question des femmes artistes ; à l’heure où seules sont visibilisé·es par les musées les créateurs et créatrices de contenus, est-ce que sacrifier à la fiabilité des sources au profit de la communication et au divertissement est vraiment la meilleure des solutions ? 

Et quelle valeur donne-t-on à ces sujets, à celui des femmes artistes ? Ne mérite-t-il pas au contraire d’être traité sérieusement avec des spécialistes auxquelles on permettrait d’avoir – à défaut de financement – de la visibilité et de la reconnaissance institutionnelle dont elles manquent encore trop cruellement ?

Bonus : Podcast Euphonie.

Le podcast Euphonie est un projet de Euphonie Studio, éditeur de la Revue Hypertexte que vous consultez actuellement. Un épisode de podcast en français a été enregistré il y a 1 an au sujet du sourcing d’information avec nos invitées Eva Belgherbi et Julie Guesdon. L’épisode est animé par Syphaïwong Bay.

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Prochain chapitre : 25 mars 2024

Thématique : Diversité